Je m’apprêtais à ouvrir une enveloppe de la mairie lorsqu’à l’intérieur de moi quelqu’un a frappé. Ça a fait comme un grand courant d’air quand j’ai entrebâillé ma tête et laissé entrer... Alma.
Nostalgique elle l’était, son vieux nez dans son chagrin.
Résignée.
Impuissante alchimiste, à transformer ses larmes rouillées en plomb. Et ça tombe sur la toile cirée qui perd par endroit son revêtement plastique comme une vie qui s’émiette. Elle annone des phrases comme on psalmodie par habitude des souvenirs lointains, des pans de vie passée derrière lesquels elle jouait plus jeune. Et maintenant seuls de fins rideaux jaunis entourent son existence, et filtrent le dehors qu’elle ne peut même plus voir.
Je lui apporte ses repas. Je comble ses silences. Et la regarde sans qu’elle me voie, perdue dans son noir à tâtonner pour retrouver les bords de sa tête, et si elle n’a pas oublié un petit souvenir par là, dans le coin, « dieu que c’est poussiéreux dans mon crâne, on n’a pas idée de laisser tout en bazar comme ça... » Mais je crois et elle sait qu’il n’est plus temps de ranger.
Je regarde autour de moi et les senseverias dans leur pot avec ce cache-pot en accordéon, ceux de sa mère et de sa grand-mère, les senseverias, ça pousse comme de la mauvaise herbe, quelques boutures et c’est parti pour quarante ans, les senseverias sont toujours là quand les gens n'y sont plus, dans un pot sous un cache-pot vert, dans cette minuscule maison de banlieue. Avec la route qui a empiété sur le jardin, la nationale pour que les automobilistes soient à l’heure au boulot. Et dans le petit jardin il n’y a plus d’oiseaux. Trop bruyant. Trop pollué. Et coupé de moitié.
Il y a trois ans que je travaille pour elle, hoh, un peu, je l’aide dans les taches ménagères, les repas, et la toilette parfois quand elle oublie. Et depuis trois ans elle me répète « Tu sais ce que tu as à faire hein, », et je réponds oui, ça faisait partie de l’accord, et elle hoche la tête en tirant un peu son bas qui tombe quand on en a marre, on se laisse glisser à terre et c’est plus simple comme ça. Ses jambes sont si frêles et ce sont toujours les mêmes bas. Qui glissent comme s’ils voulaient s’en aller.
Au repas du midi elle mange comme un bébé, de la sauce coulant sur les poils drus de son menton, et je l’essuie d’un bord de serviette, et ses mains tremblant pour saisir le croûton de pain que je lui tends. Le croûton, c’est ce qu’elle préfère. Et elle creuse dedans pour en retirer la mie. « Parce que la croûte est trop dure pour mes dents tu sais, ce sera pour les oiseaux ». Oui oui, je dis, mais les oiseaux ne viennent même plus pour un bout de pain sur le rebord de la fenêtre. On dirait qu’ils sont partis bien loin.
Elle finit son assiette et son dessert et me demande encore « Tu sais ce que tu as à faire hein ? » et je réponds toujours oui. Je débarrasse la table et dans les bruits de vaisselle j’entends déjà ses ronflements jaillissant du fauteuil.
Je reviens le soir et c’est la même histoire. Mais je traîne un peu plus avant de débarrasser la table, on papote, elle m’écoute, et parfois je regarde ses yeux vitreux qui ne voient plus et je suis presque sûre qu’ils voient quelque chose : son mari, ou ses enfants, ou peut-être au-delà. « Tu sais ce que tu as à faire hein ? »
Trois ans qu’elle me pose la même question deux fois par jour.
Et depuis une semaine, plus rien.
On dirait qu’elle a oublié. Je passe de la crème grasse sur ses mains desséchées et je coiffe ses fins cheveux gris, et elle chantonne un air que je ne connais pas. C’est joli, tout doux comme une caresse d'antan, et je la mets au lit. La dentelle au col de sa chemise de nuit pendouille un peu. Je l’installe bien sur l’oreiller. Elle est prête à s’endormir. Elle s’apprête à vérifier que le réveil est bien remonté, elle aime se réveiller tous les jours à la même heure, ça lui donne une notion du temps, et sa journée se passe à ne rien vraiment faire, à ne rien voir, à manger à heure fixe et puis à m’écouter, parfois, je lui mets des vieux disques aussi de temps en temps mais son visage ne s’éclaire plus depuis longtemps. Un petit mécanisme bien huilé, c’est comme ça depuis des années. Sauf que depuis longtemps elle ne sourit plus. Elle ressemble de plus en plus à un vieux bas qui se laisse glisser.
Mais ce soir je prends sa main dans la mienne alors qu’elle allait vérifier son réveil, et la pose sur sa poitrine. Comme ça. Nos deux mains.
Et elle se met à sourire.
Elle ferme ses yeux aveugles et me murmure : « Je croyais que tu avais oublié ».
J’ai dit que non. Comment oublier ? Et j’ai pris doucement de ma main libre l’oreiller qui était par terre, et sans lâcher sa main, j’ai posé l’oreiller sur son visage. Comme ça. Longtemps.
Elle n’a même pas gigoté. Puis sa main s’est ouverte et a libéré la mienne. Et lorsque j’ai retiré l’oreiller de son visage, elle souriait toujours.
« Tu sais ce que tu as à faire hein ? »
Et bien voilà, c’est fait.
Comment oublier.
Nostalgique elle l’était, son vieux nez dans son chagrin.
Résignée.
Impuissante alchimiste, à transformer ses larmes rouillées en plomb. Et ça tombe sur la toile cirée qui perd par endroit son revêtement plastique comme une vie qui s’émiette. Elle annone des phrases comme on psalmodie par habitude des souvenirs lointains, des pans de vie passée derrière lesquels elle jouait plus jeune. Et maintenant seuls de fins rideaux jaunis entourent son existence, et filtrent le dehors qu’elle ne peut même plus voir.
Je lui apporte ses repas. Je comble ses silences. Et la regarde sans qu’elle me voie, perdue dans son noir à tâtonner pour retrouver les bords de sa tête, et si elle n’a pas oublié un petit souvenir par là, dans le coin, « dieu que c’est poussiéreux dans mon crâne, on n’a pas idée de laisser tout en bazar comme ça... » Mais je crois et elle sait qu’il n’est plus temps de ranger.
Je regarde autour de moi et les senseverias dans leur pot avec ce cache-pot en accordéon, ceux de sa mère et de sa grand-mère, les senseverias, ça pousse comme de la mauvaise herbe, quelques boutures et c’est parti pour quarante ans, les senseverias sont toujours là quand les gens n'y sont plus, dans un pot sous un cache-pot vert, dans cette minuscule maison de banlieue. Avec la route qui a empiété sur le jardin, la nationale pour que les automobilistes soient à l’heure au boulot. Et dans le petit jardin il n’y a plus d’oiseaux. Trop bruyant. Trop pollué. Et coupé de moitié.
Il y a trois ans que je travaille pour elle, hoh, un peu, je l’aide dans les taches ménagères, les repas, et la toilette parfois quand elle oublie. Et depuis trois ans elle me répète « Tu sais ce que tu as à faire hein, », et je réponds oui, ça faisait partie de l’accord, et elle hoche la tête en tirant un peu son bas qui tombe quand on en a marre, on se laisse glisser à terre et c’est plus simple comme ça. Ses jambes sont si frêles et ce sont toujours les mêmes bas. Qui glissent comme s’ils voulaient s’en aller.
Au repas du midi elle mange comme un bébé, de la sauce coulant sur les poils drus de son menton, et je l’essuie d’un bord de serviette, et ses mains tremblant pour saisir le croûton de pain que je lui tends. Le croûton, c’est ce qu’elle préfère. Et elle creuse dedans pour en retirer la mie. « Parce que la croûte est trop dure pour mes dents tu sais, ce sera pour les oiseaux ». Oui oui, je dis, mais les oiseaux ne viennent même plus pour un bout de pain sur le rebord de la fenêtre. On dirait qu’ils sont partis bien loin.
Elle finit son assiette et son dessert et me demande encore « Tu sais ce que tu as à faire hein ? » et je réponds toujours oui. Je débarrasse la table et dans les bruits de vaisselle j’entends déjà ses ronflements jaillissant du fauteuil.
Je reviens le soir et c’est la même histoire. Mais je traîne un peu plus avant de débarrasser la table, on papote, elle m’écoute, et parfois je regarde ses yeux vitreux qui ne voient plus et je suis presque sûre qu’ils voient quelque chose : son mari, ou ses enfants, ou peut-être au-delà. « Tu sais ce que tu as à faire hein ? »
Trois ans qu’elle me pose la même question deux fois par jour.
Et depuis une semaine, plus rien.
On dirait qu’elle a oublié. Je passe de la crème grasse sur ses mains desséchées et je coiffe ses fins cheveux gris, et elle chantonne un air que je ne connais pas. C’est joli, tout doux comme une caresse d'antan, et je la mets au lit. La dentelle au col de sa chemise de nuit pendouille un peu. Je l’installe bien sur l’oreiller. Elle est prête à s’endormir. Elle s’apprête à vérifier que le réveil est bien remonté, elle aime se réveiller tous les jours à la même heure, ça lui donne une notion du temps, et sa journée se passe à ne rien vraiment faire, à ne rien voir, à manger à heure fixe et puis à m’écouter, parfois, je lui mets des vieux disques aussi de temps en temps mais son visage ne s’éclaire plus depuis longtemps. Un petit mécanisme bien huilé, c’est comme ça depuis des années. Sauf que depuis longtemps elle ne sourit plus. Elle ressemble de plus en plus à un vieux bas qui se laisse glisser.
Mais ce soir je prends sa main dans la mienne alors qu’elle allait vérifier son réveil, et la pose sur sa poitrine. Comme ça. Nos deux mains.
Et elle se met à sourire.
Elle ferme ses yeux aveugles et me murmure : « Je croyais que tu avais oublié ».
J’ai dit que non. Comment oublier ? Et j’ai pris doucement de ma main libre l’oreiller qui était par terre, et sans lâcher sa main, j’ai posé l’oreiller sur son visage. Comme ça. Longtemps.
Elle n’a même pas gigoté. Puis sa main s’est ouverte et a libéré la mienne. Et lorsque j’ai retiré l’oreiller de son visage, elle souriait toujours.
« Tu sais ce que tu as à faire hein ? »
Et bien voilà, c’est fait.
Comment oublier.
13 commentaires:
Un jour, j'ai promis à une personne que si sa vie ne tenait plus qu'à des machines, je serais celle qui les débrancherait.
Aujourd'hui, plus de quinze ans plus tard, je ne sais pas si je serais capable de faire ce que l'inconscience de mes vingt ans m'a fait promettre....
La vie deviendrait-elle plus "sacrée" en vieillissant ?
LA QUESTION, elle est là. Il est facile d'exprimer son désir de mourir à quelqu'un mais pourrions-nous exécuter cette demande si elle nous était faite
Si l'autre a toute sa tête, s'il souffre, s'il est condamné, s'il nous supplie, s'il nous est proche, s'il...
Et puis, il y a L'AUTRE QUESTION : dans ce cas-là, peut-on vraiment appeler cela "un meurtre" ?
Une simple question qui en soulève des tas d'autres.
Encore une fois, c'est superbement écrit. Bravo !
ça me retourne tout ça...
Il n'est pas si facile de "savoir ce qu'on a à faire".
Il faut du courage des deux côtés...courage de partir si on le souhaite; courage d'aider à partir celui qui ne peut plus...
Posée comme cela, dans toute la beauté de ce texte, "la question" apparait si aisée et sa réponse tellement évidente. Et pourtant, rien ici n'est simple.
Envisagée du côté de la vieille, oui, c'est une libération. Mais un libération de quoi? Souffrait-elle? Sa vie était-elle misérable?
On a tendance a voir dans le vieillissement quelque chose d'étranger à la vie. Mais vieillir fait aussi partie de la vie. On trop souvent tendance à l'oublier. Les "maisons de vieux" l'oublient. Les gouvernements. Les familles aussi.
On me dira qu'elle était inconsciente, que ses facultés intellectuelles n'était plus ce qu'elles étaient. Soit. Mais est-ce à dire qu'elle n'avait plus de sensations? Plus aucun sentiment? Plus de conscience? Un bébé naissant a-t-il plus de sensations qu'une vieille?
Le fait de donner la mort est un geste que je ne voudrais jamais avoir à poser. En fait, ce n'est pas le geste qui me rebute, c'est de vivre avec la mémoire de ce geste.
"Tu sais ce qui te reste à faire", qu'elle disait. Il y a aussi dans cela un appel à la vie, non?
Magnifique...
Et si la réponse à ce "tu sais ce que tu as à faire?" était un "oui, je dois écrire, écrire, encore et encore..." ?
Tu sais ce que tu as à faire?
C'est magnifique, une fois de plus.
Et une fois encore, on reste sur la dernière ligne, les yeux plongés dans l'écran, se demandant où la nouvelle est fiction, et où elle est réalité ...
Je rejoins Arpenteur dans ses mots.
Tu sais ce que tu as à faire ?
Oui, je sais ce que j'ai à faire; lire tes textes sans fautes (dans les deux sens hein). J'avoue que j'ai la tâche facile, moi, je donne la vie...
Bravo
Madame Poppins, espérons que nous ne nous retrouvions jamais au pied du mur de ces promesses... L'euthanasie est-elle légale en Suisse ?
Plum' oui, c'est un sujet très vaste et ô combien difficile à appréhender. Quid d'un "homicide prémédité par la victime" ?
Misstortue, c'est déjà bien dur d'emmener une petite bête pour sa dernière piqure...
Omo-erectus, je partage tes dires. Seule certitude pour moi, j'espère être capable de mettre un terme à ma vie si elle me paraît manquer de ce qui m'est vital. Et si je pouvais me faire aider dans ce choix (légalement s'entend), je serai soulagée. Enfin, c'est du moins ce que je crois pour l'instant...
Arpenteur, merci merci mais c'est que j'ai un gros poil dans la main qui me retarde un peu tu vois, il ripe sur le clavier ;)
Féekabossée, mon dieu, ça fait bien deux ans que j'ai commencé, et je n'en vois pas le bout ! Comme une excuse, j'attends les beaux jours... demain, après... on verra ;)
Daniel Paillé, tiens, on s'est croisés en postant les commentaires !
Tu mets des bébés au monde ?
Tellement bien écrit...
Ca touche, rien d'autre à ajouter à ça.
Merci.
Non, j'en fais!
Bize
ushn, hi hi, merci, j'aime bien toucher les gens, surtout là où ça chatouille... ou ailleurs.... rhôoô ;))
daniel paillé, elle est sympa ta vie !
ça fait plaisir de retrouver un peu de joie en rentrant. Enfin, je suppose... :)
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