J’ai vu le vent. En tendant la main je le voyais. Il était gris, il était bleu, il était lourd et marin et chargé de marée basse, de gamines qui vont aux crevettes, de parents qui trouvent que le temps pue lui et son crachin mais oh regarde, une crevette, nan deux. Un de ces vents traîtres qui nous enlacent comme des amants avant de nous quitter comme des lâches. À la tu crois que je t’aime là sur la plage avec la mer au fond et partout mais je te serre parce que je te quitte tu vas morfler tu vas gémir tu vas mourir et y’aura que moi tout autour de toi personne ne t’entendra. Partout, ici, et là, tout loin au phare, tout près au ponton, enrobant et en tourbillons sur la digue, oppressant et en bourrasques sur le sable, ce sale vent. Normand, un vent de fin de saison avec des relents de vagues qui pourrissent vite. Et sentent mauvais.
J’ai vu les goélands. Des ailes comme de grandes chauve-souris mais blanches ou gris clair comme au paradis. Et des mouettes parmi eux, criiiin criiiin ça a fait vibrer mes tympans et le reste mais je ne sens pas grand chose ou alors trop et comme je ne sais pas je regarde. Et tous les goélands et les mouettes et peut-être un cormoran égaré tous ils tombent sur terre comme s’ils avaient été mitraillés ; ils s’abattent. Le sable mouillé ne se soulève même pas y’a que mon coeur qui a des hauts puis des bas et probablement à la fin plus de hauts et dans le ciel il n’y a bientôt plus que des cerfs-volants mais plus d’oiseaux ils sont tous descendus ils sont tous là ils sont sur le sable en amas et c’est devant moi et puis soudain les enfants ramènent leurs cerfs-volants et leurs rires chez eux et le soir s’abat.
Avec la nuit qui tombe les goélands s’envolent on dirait qu’ils ont peur ça fait des froufrous de plumes et les taches rouges sur leurs becs vibrent alors que le soleil lui ce soir manque de rouge : un peu pâle, ses reflets sur l’eau qui l’attend sont jaune pisseux ça ressemble à du sale mais quand même il va bien finir par se jeter dedans. Et les oiseaux qui s’éloignent lèvent le rideau sur les algues qui sentent la mer perdue.
Les algues envahissent tout : elles sont vertes et brunes et noires dans le bleu qui tombe laissant place à la nuit et elles s’enlacent pour ne pas se perdre jusqu’à la prochaine marée mais la marée s’en fout et elles sont déjà presque ailleurs les algues, bonnes à rien, qu’à rester et à compter les heures. Elles s’emberlificottent, elles se tourbillonottent les unes dans les autres et leurs reflets huileux sous la lune qui se lève seront bientôt secs comme des yeux de vieux qui n’attendent plus grand chose.
Et alors j’ai vu les bernards l’hermitte. ‘Sont arrivés. Et leur petite armée de pattes. Crac crac sur le sable ça a fait. Crac crac sous les algues qui pourrissent. Une autre marée sur terre en attendant la mer. Scrounch scrounch et puis ploc ploc le choc de leurs coquilles. Ils sortent sous la lune ils s’entassent ils viennent bouffer faut bien. Et je suis restée là, attendant qu’ils terminent, et qu’ils rentrent et que la lune aussi s’en aille et que la marée revienne et qu’avec ses caresses elle reprenne ce qui reste, ce que la vie a laissé, les lambeaux que les goélands n’ont pas réussi à arracher, les chairs que les algues n’ont pas réussi à putréfier, les miettes que les bernards l’hermitte repus et pressés ont abandonnées. Tout ça la mer et ce qu’il y a dedans va s’en charger. Jusqu’à demain. Puis elle va s’en aller. Puis repartir et revenir jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien.
Plus rien de mon bébé. Sur la plage même plus de petits bras de petites mains potelées sur des châteaux de sable, le sable il va juste et il vient et recouvre et découvre mais bientôt il ne restera plus rien. Et ce petit rien sera perdu sous les algues.
C’est mon nourrisson. Et puis les gens peuvent pas comprendre. Et puis les cerfs volants reviendront demain. Et les goélands et les algues et le vent et les bernards l’hermitte, s’il reste quelquechose.
Et je l’ai revu là ce soir, par hasard, bizarrement, avec ses petits plombs dans sa couche. Sur la plage.
On dirait que je n’avais pas été assez loin.
Et puis je m’avance et puis la marée monte.
Et puis comme ça elle nous prendra tous les deux.