samedi 13 octobre 2007

Schizo-Willie

Je m’apprêtais à ouvrir un pot de miel lorsqu’à l’intérieur de moi quelqu’un a frappé. Ça a fait comme un grand courant d’air moite quand j’ai entrebâillé ma tête et laissé entrer... Willie.

Ce n’est même plus le café qui laisse des ronds noirâtres sur la table mais la crasse. Des auréoles sales pour des saints en enfer. Des restes de bière collés aux cendres et qui s’agrippent à nos coudes comme des morbacks, des traces de doigts qui ont piétiné mille fois le formica sans trouver la sortie de ce petit carré d’oubli. Près du comptoir une demi-vieille laisse voir ses vieux tatouages qui vibrent au son de sa peau flasque, ils jouent les accords d’une vie passée mais toujours en devenir de rien, et elle elle marche comme on rampe, la main puis la bouche et de nouveau la main sur le péché, et demain la gueule de bois en châtiment ; tu vomiras dans la souffrance. Et les yeux de tous rotent comme quand on a trop vu mais qu’on n’a pas la force de fermer les paupières, leurs yeux rotent pour faire de la place et continuer à voir, et tous ils la lapent du regard et ils rient et se moquent mais tous, tous sans exception ils se disent « ce soir ce sera p’têt moi. Oui, ce soir ce sera moi » et ils retournent à leurs verres leurs potes et leur misère. Le monde n’a pas deux trous du cul : il n’en a qu’un seul et c’est ici. Au carrefour de rien. Rien d’autre qu’un motel et un bar et quelques caravanes et une décharge. Des gens et des fusils, pour les lapins et les coyotes, et quelques pauvres fermes et quelques maigres vaches et quelques porcs qui n’en finissent plus de hurler quand on les égorge. Quand il crie le porc on dirait que c’est une partie de notre âme qui s’en va. Tellement ça fait mal. Et puis on le bouffe. Et puis on boit.

Bienvenue en enfer.

Jerry nous raconte pour la centième fois une histoire qui n’en est pas une. On invente. Tous. Parce qu’ici il ne se passe rien. On invente et puis si l’histoire est bonne, on répète. Et chacun boit les mensonges comme si il y croyait. Et on se sent vivre. Comme quand Big Joe s’est envoyé cette belle de jour qui avait deux cons « j’vais où, j’choisis lequel ??? heureusement qu’ma bite a un radar ! ». Comme quand Johnny Quat’ yeux a parcouru les plaines sur une licorne, qu’elle était belle et blanche et douce et sur elle au galop il étendait ses mains et il touchait le monde et ça frétillait comme un poisson c’était tout frais et bon et ce jour là il était complètement fait et ce jour là on ne riait pas on rêvait. Mais Johnny Quat’yeux ne raconte plus cette histoire, vu qu’il roupille dans la poussière, mais nous on se souvient : « Johnny et sa licorne… Tu crois qu’il en repasse de temps en temps ? Comme ça, dans les plaines, pour s’envoler un peu ? »

Pete est boursouflé, une septicémie qui commence qu’il dit, un furoncle mal passé qu’il s’esclaffe, et toute sa trogne est en feu et on se marre et on lui dit qu’avec tout le pus qu’il a dans la joue on pourrait alimenter la région entière et il rit et il pue parce que ça remue la sueur et qu’ici on dégouline. Faut bien qu’ça sorte. Tout pue. Les rires sentent le vieux houblon chaud, les chiottes ne sentent même plus l’humain : ça prend tellement au tripes qu’on préfèrerait que ça sente l’urine et la merde mais ça sent le malheur et ça sent le rien. Qu’est-ce que ça daube le rien. Blanca n’y va même plus pour nettoyer. Blanca derrière le bar elle a les yeux creux d’une fille de vingt huit ans qui a perdu. Elle est vide. Tellement qu’elle est vide elle n’a plus besoin de boire. Elle est là à servir avec ses pupilles en trou noir comme un puits sans fond et Dan derrière ne mate même plus ses fesses maigres sous sa jupe courte et crade et nous on évite de la regarder. Comme on évite les miroirs. Une blague ou deux comme ça parce qu’il faut bien mais son sourire fou nous fait du mal. Elle est partie ailleurs dans sa tête, tellement elle est coincée ici. J’dois dire qu’elle a bien d’la chance. C’est comme si elle était partie en vrai. Ouais, d’la chance.

On est la lie de l’humanité. Des fions dans le trou du cul du monde. Pas de tune pour partir, et l’envie qui se carapate chaque jour un peu plus.

On ne vit pas, on attend. Et on n’attend rien. Et quand on sort en crabe comme si on n’avait plus qu’une patte -essayez donc voir- on traverse la route sans regarder en riant ivres morts et en se tapant dans le dos mais c’est pour se donner du courage, pour qu’on se revoie demain, et tous on espère qu’elle va passer. La bagnole. Celle qu’aura pas le temps de freiner.

Mais y’a pas vraiment de bagnoles par ici. Des camions pour la décharge juste. Ils vont, ils viennent, et eux et leurs chauffeurs ils partent très vite pour oublier encore plus vite. Parce que le reste du monde doit être fait de gens bien. Et qu’il n’y a que les connards qui s’échouent ici. Ceux qu’ont pas de bol. Ou ceux qui y sont nés.

Putain comment j’ai fait pour naître ici. On dirait qu’c’est un endroit qui n’existe pas.

18 commentaires:

Anonyme a dit…

Salut Belledelaire, merci pour le coup de spleen, c'est très beau, ta poésie est de plus en plus éblouissante. Mais... je sais pas, d'un coup j'ai comme une grosse envie de mater l'intégrale des Bisounours en bouffant du chocolat.

Anonyme a dit…

Putain comment j'ai fait pour arriver ici dans ce monde de rien que tu nous livres avec tellement de force que j'ai l'impression qu'il me colle partout à la peau. C'est malin! Je vais faire comme Preum's aller bouffer du chocolat.

Anonyme a dit…

Alors là, tu viens de me planter un décor digne de Razorback, mais tellement réaliste, que j'ai de la poussière plein la bouche et je n'ai qu'une envie, prendre une douche pour enlever toute cette poussière qui me colle à la peau !
C'est très fort, ce que tu viens de nous offrir, là. Mais t'en rends-tu compte, seulement ?

Anonyme a dit…

J'ai pas les mots, mais je veux dire exactement la même chose que les autres commentateurs, là.
C'est impressionant, ton texte, et ta capacité à décrire des univers tellement différents et de façon si réaliste...

Anonyme a dit…

Des doigts qui pietinnent, des yeux qui rotent, et un trou du cul qui voit naître des fions...
C'est simple, je kiffe...

Anonyme a dit…

Après t'avoir lu j'ai envie de casser tous mes stylos et d'arrêter l'écriture à tout jamais. Je vais me mettre à la couture. Ou au catch mixte.

Anonyme a dit…

............... juste un silence

Anonyme a dit…

Ces tranches de vies éteintes décrites de façon si vivante et allumée, c'est impressionnant. Ton écriture est vertigineuse. Et le monde de willie me fait penser à celui de Raymond Carver.

OMO-ERECTUS a dit…

Non mais vous avez cette façon, magistrale, de peindre avec un crayon. Cette art n'appartient pas à tous.

Schizozote a dit…

Preum's il me semble reconnaître là un ami... si c'est le cas, je ne saurais que trop te conseiller de regarder Roger Rabbit ;)

Polly, je vais de ce pas acheter des parts de marché chez Nestlé !

Plum'je m'en vais louer ce film que je n'ai pas vu, mais à en lire la fiche technique, maintenant c'est moi qui vais sans doute serrer mon bisounours très fort contre moi...

Sel, il semblerait que je sois plus réaliste dans mon imagination que dans la vraie vie !

Uhsn, tant mieux tant mieux :)

STV, la bonne excuse ! Tout ça pour te rouler sur le ring avec une fille... ! (dans la confiture aussi?? je veux des places moitié prix!)

Arpenteur, :))))

Sygne, ouh la la, l'étendue de mon inculture... dès mon retour en France je fonce acheter quelques unes de ses nouvelles, cool cool, du nouveau ! Merci !

Omo-erectus, touchée en plein coeur... ouille ! merciiii :)

Modotcom, tu es éditrice ? ;)

Anonyme a dit…

Sauvez Willy !

Schizozote a dit…

Tietie007 : baf, le salut est dans la picole non?

Mémère Cendrillon a dit…

J'y étais, je sentais le rien, je voyais les protagonistes,et le décor autour. la lecture finie, je suis restée, scotchée, dans mon canapée, comme après une grnade claque qu'on vient de se prendre dans la figure. Bravo !

Mémère Cendrillon a dit…

- canapé - of course ! et grande claque, faut que j'arrête la bibine moi aussi !

Madame Poppins a dit…

Le plus fort, dans ton texte, c'est que je "sens" l'odeur alors que je suis dans ma cuisine, que je viens de faire à manger et que ça sent en réalité bon. Mais là, je trouve que ça pue, c'est affreux !

Une fois de plus, bravo. Et tiens, si STV se met à la couture, je vais peut-être me joindre à lui !

Anonyme a dit…

Je crois que je viens de franchir une étape avec ce post.
Avant je te lisais comme on lit les blogs, avec l'impression de connaître la personne qui est derrière son clavier, d'avoir une éspèce d'intimité avec elle. Aujourd'hui, je te lis comme ces écrivains qui m'interpellent. Mais que ressent-elle en écrivant ces mots ? Est-elle dans le vécu romancé ? est-ce juste le fruit de son imaginaire ? qui est-elle vraiment ?
Oui ce soir je te lis comme ces auteurs que j'aime, qui me secouent, avec le trouble des questions sous-jacentes... c'est vachement fort tout ça ma belle !

Anonyme a dit…

Voici hélas très longtemps que je n'étais pas passée pour lire ces mots que tu nous offres. Moi aussi je viens de me prendre une claque immense... j'ai un peu peur d'être restée collée à un bar, là-bas, à boire à côté d'un Willy. Merci.
Je t'embrasse,

Schizozote a dit…

Mémère Cendrillon, j'espère que le canap a été comtent ;)

Mémère Cendrillon, ... content, avec un N. (moi aussi, faut qu'j'arrête. C'est pas gagné ! Allez, santé !)

Madame Poppins, promis, je t'ofre un désodorisant ;) (et je te filme faire de la couture dans la confiture avec STV et hop, tous les deux sur youtube!)

Feekabossée........j'suis très émue là, c'est malin... c'est toi la belle, très belle même.

Shaya, ravie de te revoir dis ! ben, j'suis pas passée très très souvent non plus, mais je vais me rattrapper, promis !