jeudi 26 avril 2007

Schizo-Séverine

Je m’apprêtais à ouvrir un livre lorsqu’à l’intérieur de moi quelqu’un a frappé. Ça a fait comme un tout petit courant d’air quand j’ai entrebaillé ma tête, et laissé entrer… Séverine.

J’ai lu dans ses yeux que ça allait commencer : il les avait flous comme ceux d’un mérou sur la glace du poissonnier; il les avait torves et cruels comme ceux d’un mal-aimé; étincelants d’une fièvre hargneuse; et sombres comme des caveaux sur son visage livide.
Denis quand il boit ne rougit pas, il se vide de son sang. Qui doit bouillir dans ses poings.

J’ai fermé doucement la porte de la chambre des petits lorsqu’il claquait derrière lui celle de l’entrée, après être resté un bon moment dans l’encoignure, sur ses jambes arquées, comme un John Wayne titubant, à jauger une situation qu’il va lui même créer.
Je l’épie et tâche de faire le moins de bruit possible quand je débarrasse la table du dîner, il reste un peu de purée dans l’assiette du grand, et je lèche mon pouce quand je la pose dans l’évier.
J’ai commencé par percuter le frigidaire et m’effondrer, les jambes en guimauve et la pommette en pleurs rouges. Je me suis appuyée sur le plan de travail en formica que je n’avais même pas fini d’essuyer pour me relever, et redégringolé quelquepart dans le salon. J’ai voulu rester à terre. Et puis j’ai vu la tête de mon pitchoune pointer comme une petite marmotte à la porte de la chambre, alors je lui ai souri, et d’un regard rassurant je l’ai enjoint à regagner son lit en défroissant ma jupe et en me relevant comme si de rien n’était. Mais je suis vite retombée alors que Denis, sa besogne accomplie, se dirigeait vers notre chambre en se frottant le poing droit. Je suis restée là, combien de temps ? Le temps ne comptait plus, le temps était calme, je reprenais des forces.

Puis il y eu comme un flash et un homme s’est approché en volant plus ou moins et m’a proposé de faire un choix. Celui de tout recommencer à zéro. Oui, il en avait le pouvoir. Celui de revenir au moment de ma rencontre avec Denis, et de passer mon chemin. Celui de changer ma vie entière.
Ou alors celui de refaire ma vie loin, avec les p’tits, dans une ville agréable. J’ai instantanément su qu’il était hors de question que je laisse mes bouts d’choux. J’ai dit oui pour l’autre vie, celle toute jolie là-bas, avec tous ces tristes souvenirs pour nous mais l’espoir qu’ils s’effaceront. Bon, il faudra que je retrouve un travail, les p’tits devront se faire de nouveaux copains, mais tiens, ils seront peut-être dans une belle école toute colorée, avec des fleurs ? Il m’a répondu oui, la plus belle école dont vous puissiez rêver. J’ai dit oui, oui, oui, comme si je ne pouvais plus m'arrêter. Il m’a dit : réfléchis bien. Parce que ce choix-ci a un léger hic : dans 18 ans, Denis te retrouvera et il te tuera. Ils sont toujours aussi foireux les choix proposés par des hommes volants? Mais j’ai fait un calcul : Mathieu aurait alors 26 ans et Gabriel 23. Ils pourront surmonter ça.
Il est hors de question que mes deux enfants ne viennent jamais au monde, que personne n’ait la chance de les connaître ce sont de tellement bons petits, que jamais ils ne prennent ma main, que jamais je ne ramène les draps sous leur menton en les regardant dormir, que jamais je ne berce leur fièvre, que jamais Mathieu n’arbore un sourire de vainqueur en m’offant un pot de yaourt décoré avec des nouilles, dont une qui se décolle pathétiquement, ou que jamais Gabriel ne me ramène ce petit oiseau tombé du nid “maman, on va le sauver hein ?”, en fermant tout doucement sa main pour le réchauffer... Et en même temps quelle enfance auront-ils eu, à entendre la rage hurler et à voir les bleus de leur maman plus souvent qu’un calin de leur père, à fermer leurs petits poings la nuit pour se défendre contre les cauchemars, à pleurer sans que la maîtresse comprenne vraiment pourquoi.

Mais le flash vacille et s’éteint comme une chandelle et l’homme s’éloigne toujours plus ou moins en volant et il refait tout noir avant que j’aie pû prendre une décision. Il doit être temps de se réveiller. Allez, temps d’ouvrir les yeux.
Cette fois-ci je vais porter plainte.
Ouvrir les yeux. Et mettre un pull, il fait froid.
Oui, porter plainte et ce sera fini.
Ouvrir les yeux d’abord.
Pourquoi ils ne s’ouvrent pas ?

6 commentaires:

Anonyme a dit…

J'avais besoin d'une bonne petite histoire rigolote avant d'aller me coucher. Ben voilà.

Anonyme a dit…

Y a une baisse du moral des troupes on dirait.
La prochaine se fera découper au mixer en commençant par les pieds je parie.
Et T'ES PAS OBLIGEE DE ME PRENDRE AU MOT, HEIN. Ou j'vais encore faire des cauchemars.

Schizozote a dit…

Désolée pour vous deux, c'est vrai que le cuistot de la life me sert du caca sous cloche en ce moment. Il est temps que je change de crèmerie ! Promis, la prochaine fois, quelqu'un se fera torturer mais ce sera drôle ;)

Anonyme a dit…

nice site !!

CarrieB a dit…

Histoire dramatique, pathétique, mais malheureusement trop souvent vraie : rien qu'en France, une femme meurt tous les quatre jours suite à des coups portés par son conjoint, et une femme sur dix a été victime de violence conjugale durant les douze derniers mois.
Des chiffres inadmissibles.

Madame Poppins a dit…

Soupir..... peut-on parler de "beau" texte pour un contexte aussi "moche" ?

Je crois à la force de la prise de conscience mais elle est lente, difficile et nombreuses sont les femmes qui, bien que puisant au plus profond d'elles-mêmes, ne trouvent pas la force de partir, pour plein de raisons.

J'aimerais que les voisins arrêtent de détourner le regard... Ca, ça serait déjà très aidant pour ces femmes...