lundi 2 avril 2007

Schizo-Roger

Je m’apprêtais à ouvrir une enveloppe lorsqu’à l’intérieur de moi quelqu’un a frappé. Ça a fait comme un grand courant d’air paisible quand j’ai entrebaillé ma tête, et laissé entrer… Roger.


J’étais content dans le tribunal quand le verdict a été rendu : 6 d’entre eux ont écopé de la peine maximale.
A la sortie, des journalistes attendaient; je ne suis plus capable de rien dire bien sûr mais je pense qu’ils savaient déjà tout ce qu’il y avait à savoir. Moi, je souriais juste, mais ça me peinait un peu de sentir que je bavais sans pouvoir rien faire. Je me sentais un peu fatigué aussi, j’aurais bien fait une petite sieste dans mon fauteuil roulant. Je me suis dit que je n’achèterai pas le journal demain pour m’y voir en photo, parce que je ne dois pas être joli à voir.


Il y a trois ans je me suis retrouvé à faire ce travail, dans un laboratoire. Je ne suis pas chercheur moi, pas scientifique pour un sou même, mon truc c’est d’écouter les oiseaux. Je reconnais leurs chants, la bergeronette des ruisseaux, la mésange bleue et la nonnette, la fauvette à lunette ou l’hirondelle rousseline. Mais bon, dans ce labo, je n’ai pas eu besoin d’être un génie, on ne me demandait que de faire le ménage; ça je sais faire, j’ai fait ça toute ma vie, un peu partout. Donc j’ai signé une clause de confidentialité et toutes les nuits, j’ai fait le ménage. Et le sol, et les paillasses, et les abords des cages. Il n’y avait pas de chants d’oiseaux, c’était trop silencieux, je n’entendais que des bruits de paille, parfois, et des petits cris.
Au bout de deux mois j’ai commencé à perdre l’appetit, et à ne plus pouvoir dormir quand je rentrais chez moi.
Au bout de 4 mois je faisais le ménage comme un zombie, avec des bouchons dans les oreilles, et en fixant le sol, sans dévier mon regard, mais ça ne m’empêchait pas de voir quelques traces de sang par terre, et partout.
Au bout de 6 mois je gerbais tout le temps.
Alors j’ai décidé qu’il était temps.

Au lieu de rentrer chez moi un jour, au petit matin, j’ai attendu qu’un chercheur arrive. Et je lui ai demandé si je ne pouvais pas lui être utile des fois.
Comment pourriez-vous m’être utile?
C’est vrai qu’en un coup d’oeil on peut bien voir que je ne suis pas Einstein. Mais je lui ai dit j’ai un corps, et je vous l’offre. Il a éclaté de rire. Je lui ai dit que j’étais sérieux. Mais il est parti. Je lui ai dit je peux signer une décharge si vous voulez.
Je l’ai attendu tous les matins pendant 1 mois. Et je lui ai répété la même chose.
Un jour il m’a regardé, calmement, puis il m’a demandé : “Pourquoi feriez-vous ça?” moi : “Les raisons importent peu. Mais je veux le faire. Vous savez Monsieur, moi, à mon âge, je n’ai plus rien à perdre.” Lui, derrière ses lunettes : “Le problème voyez-vous c’est que vous allez me déconcentrer, moi et mon équipe, vous allez avoir peur parfois, puis mal, puis vous allez hurler, dire que non vous avez changé d’avis, etc”. Moi : “Vous n’avez qu’à me couper la langue”.
J’ai signé une décharge et il m’a coupé la langue.

Les 3 premières semaines ça a juste été une privation de sommeil et puis des décharges électriques. Ne me demandez pas pourquoi mais il notait plein de trucs et faisait des analyses.
Après il m’a fait pourrir l’oeil gauche en y versant des produits à intervalles réguliers.
Petit à petit, tout le groupe de scientifiques s’est mis à tester des trucs sur moi. L’ouverture de ma boîte cranienne et les choses qu’ils ont rivées dans ma cervelle ont été plutôt douloureuses.
Plus tard ils ont ouvert mon flanc, et en maintenant le trou béant, ils faisaient des prélèvements sur les aliments digérés.
Puis ils m’ont tapé pour savoir si je générais des tumeurs sous les coups.
Un jour l’un a demandé à l’autre : “Il est sous quoi là ?” “Oh, un traitement au diflufenzopyr à 98%” Ils appellent ça “traitement”. “Ah, c’est pour ça les lésions cutanées, les nodules lymphatiques et les atteintes à la moëlle osseuse, au foie, à la rate et aux reins…”
Quand ils ont déclencé des crises d’épilepsie, j’étais rivé à une chaise et de mon oeil droit je regardais le petit singe aux 15 tumeurs et à la boîte cranienne défoncée en train de mourir dans la cage près de la mienne.
Tout n’était pas noir, une jeune scientifique fraîchement arrivée était très tendre avec moi, elle me passait un chiffon humide sur les tempes en me parlant gentiment. J’étais plus calme après quand il me fallait respirer l’inhalateur à fumée pendant 10 jours, que ça pique quand même et on étouffe et mon dieu y’a des fois je préfèrerais être mort.

Plus de deux ans après que j’ai mis le pied dans cette cage, cette jeune scientifique n’a pas tenu. Elle a été tout raconter. Quel scandale, vous imaginez.
Au procès l’un des scientifiques à montré la décharge que j’avais signée. Mais ça n’a pas influencé le jury, qui a pensé qu’on n’avait pas le droit de torturer un être humain.
L’avocat de la défense a dit que c’était pour la science, que c’était capital.
Le jury a quand même pensé, non, non, rien à faire, sur un humain c’est un crime. Allez hop, perpet.

En rentrant je retrouverai mon compagnon de souffrance, un beagle tout recousu de partout, celui qui était à côté du petit singe en lambeaux. On m’a permis de le garder. Il ne peut plus bien marcher ni faire grand chose mais moi non plus alors… tant pis, on n’ira pas très loin ensemble. Mais on a déjà été si loin qu’on est juste heureux de profiter des secondes qui passent gentiment sans faire mal.

Je suis dehors, dans la ville, le tribunal et les journalistes et tout derrière.
Et j’entends une grive musicienne. On dirait qu’elle chante pour moi.
Pourtant on n’en voit jamais en ville.


3 commentaires:

Schizozote a dit…

Lors de mes recherches google m'a entre autre orientée vers ce blog http://blogpeople.centerblog.net/rub-L -enfer-des-animaux-de-laboratoires.html. je remercie l'auteur pour son article dont j'ai repris quelques exemples de "traitements".

CarrieB a dit…

Encore bravo d'arriver à saisir ainsi la cruauté de l'humain, mais aussi sa douceur et la faculté qu'il a à se raccrocher à de petits bouts de choses pour survivre.
Triste histoire mais belle morale.

Anonyme a dit…

Faire le ménage c'est dangereux. Voilà pourquoi je le fais pas souvent.