lundi 18 juin 2007

Schizo-Napoléon

Je m’apprêtais à ouvrir une bouteille de cidre lorsqu’à l’intérieur de moi quelqu’un a frappé. Ça a fait comme un grand courant d’air corse quand j’ai entrebâillé ma tête, et laissé entrer… Napoléon Bonaparte (rien que ça).


Aujourd’hui j’ai cinquante ans. Et ça m’est bien égal. L’an 1818 a laissé place à l’an 1819, comme la grisaille matinale laisse tous les jours la place au soleil. Les alizés du sud n’ont de cesse de souffler sur mes années comme sur des bougies invisibles qui ne trônent sur aucun gâteau.
Ici à Sainte-Hélène, les nuages et des années passent, comme ça, sans que rien ne change vraiment. De toute manière, il est révolu pour moi, le temps des changements. J’ai déjà eu ma part du gâteau : il était moelleux et savoureux comme le temps d’avant, épicé comme une couronne, radieux .
Ayant quitté Longwood tôt ce matin, j’erre sur les crêtes, derrière moi tinte la clochette de Blanchette, qui préfère gambader avec moi, laissant son troupeau bêler derrière ; les tortues géantes que je croise ne s’inclinent pas devant moi, pas plus que le wirebird qui court dans les herbes hautes, ses longues pattes frêles comme des fils de fer.
Je marche, Blanchette à mes côtés, grignotant par-ci par-là un buisson épineux, et le ciel est clair comme mes souvenirs.
... 2 ventôse 1796, à la tête d’une armée de 40000 pauvres soldats mal nourris, je roule l’armée autrichienne en surnombre dans la poussière et Beaulieu dans ses larmes de honte.
... Quelques semaines après l’armée sarde finit à son tour par s’incliner le nez dans la rancoeur et le sang et signe les lèvres serrées l’armistice à Cherasco, jolie petite commune du Piémont si je me souviens bien, et je me souviens bien, je n’ai que cinquante ans après tout. Deux armées colossales battues en 18 jours, dis donc, je ne faisais pas les choses à moitié.
...1798 : l’armée d’Orient sous mes ordres, la campagne d’Egypte commence. Alexandrie est prise en un seul petit jour, nous remontâmes le Nil, partîmes cinq cent ou plus, arrivâmes à peu près pareil, mettant en déroute les cavaliers mamelouks à Chebreïs, puis de nouveau sur le champ de bataille des pyramides de Gizeh. Je me souviendrai toujours de notre entrée triomphale au Caire... j’évite soigneusement de repenser au léger contretemps britannique, lui préférant mes glorieux combats contre les Turcs, les Syriens, et même les pestiférés, c’est dire, ce dont je me serais bien passé tiens, pas que ça à faire moi de minauder avec des moribonds. Jaffa. Bon, ça a fait un tableau de plus...

Le vent et la clochette de Blanchette résonnent dans mes souvenirs tandis que l’Atlantique bat les rochers en jouissant de sa force comme je rêve à la mienne... passée.
... 20 brumaire 1799, je deviens Premier Consul après un coup d’état sans états d’âme...
Les buissons d’épineux bruissent comme des murmures au gré du vent qui les caresse.
... on m’appelle même “Robespierre à cheval” après l’assassinat du Duc D’Enghien...
Les murmures des feuilles semblent m’applaudir.
...le 2 frimaire 1804, je me couronne Empereur. Digne et resplendissant héritier de César, de Charlemagne... Mon sacre étale pour l’éternité sa gloire sur dix mètres sur six... avec mon lourd manteau d'hermine, ma couronne de lauriers, le globe de Charlemagne et tout ceci étonnament en digne héritage des valeurs républicaines...
Clochette appuie sa tête contre ma hanche et regarde avec moi l’océan.
... Je suis devenu à moi seul une institution...
Un papillon fuit la marée.
Le grondement du tonnerre interrompt mes pensées.

Je me dis que je suis ici, sur cette île de 122 km2, depuis quatre ans. Banni. En me préparant peut-être un cancer de l’estomac, merde.
Certains se souviendront de mes campagnes, de la création du sénat, des lycées, du baccalauréat, du code civil, du code pénal, de la création d’une administration centralisée, des caisses de l’état renflouées. D’autres de mes défaites, des mes assassinats, de tout ce que j’ai fait pour mon propre profit, de mes désirs de gloire, de mes mensonges. D’autres encore de la découverte de la Pierre de Rosette lors de ma campagne d’Egypte, des innombrables tableaux que j’ai commandé, de l’Arc de Triomphe de l’Etoile, de la colonne Vendôme... et j'en oublie bien sûr (ben oui, on ne peut pas souvenir de tout)

Mais dans le monde entier et pour des générations encore on connaîtra mon nom, comme tant l’ont déjà scandé et acclamé.

Mais je suis juste là, sur cette île.
A vivre de mes souvenirs de conquête (je vous les ai fait courts hein, parce qu’il serait temps d’arriver à la chute, d’autant qu’elle est pathétique je crois bien).
Et en cet instant précis, alors que je viens de me rassasier à la source virile (ah ben tiens) de mes exploits passés, je m’interroge (ah bon?). Blanchette la chèvre me regarde alors que je soupire, et que je me dis que peut-être, j’aurais préféré être tranquille, en paix avec moi-même, à apprécier la compagnie simple d’une petite chèvre.


Que tout aurait été différent si j'avais pu accepter d’avoir une petite bique.

(NDLR : ce texte ne vaut que par les heuuuuures de recherches sur les espèces endémiques de l’île de Sainte-Hélène -vous le saviez, vous, que le wirebird ne vivait que dans cette île??- , et les appellations des mois du calendrier républicain et aussi, bien évidemment, par la synthèse très synthétique de la vie de Napoléon et de sa petite biquette.)



8 commentaires:

Anonyme a dit…

Ayant l'impression très nette d'avoir déjà commenté d'un "Hu hu hu !" une précédente note, je me dois d'acclamer ce nouveau texte de façon moins cavalière. Et d'apporter la confirmation suivante : le monde irait sans doute bien mieux si tous les hommes acceptaient d'avoir une petite bique.

Madame Poppins a dit…

Moi, c'est plus "grave" encore : je ne savais même pas ce qu'est un wirebird... c'est dire si je te dois une fière chandelle !

Anonyme a dit…

Ah non mais Blanchette elle appartient à monsieur Seguin, hein !

Schizozote a dit…

Stv, bien sûr, regarde les babacools dans le Larzac, petite bique ou grosse bique, tout le monde était content!

Madame Poppins, je suis sûre que placer avec habileté le nom de cet oiseau endémique à une si petite île fait son petit effet lors d'un dîner d'ornithologues ;)

Je rêve, oh mais tu sais, Blanchette, elle mange à tous les rateliers !

CarrieB a dit…

Un grand chapeau bas pour les recherches, tu réussirais presque à me réconcilier avec l'Histoire, seule matière que j'ai toujours détesté à l'école, va savoir pourquoi...

Schizozote a dit…

Carrie, Wikipédia, c'est GÉNIAL. Soudainement intérressée par Napoléon (va savoir) j'y ai passé plus de 3 heures; avec tous les liens, c'est un vrai jeu de piste passionnant ! Accès illimité à l'histoire (et à tout le reste) en un seul clic : WIKI je me prosterne !

Anonyme a dit…

Un certain monsieur de notre actualité politique, aussi petit, agité, ambitieux que ton héros me rappelle souvent Napoléon ces temps-ci.
Et je profite de ce commentaire pour te dire que j'ai apprécié, ri, dévoré, tes dernières schizophrénies :). A bientôt

Schizozote a dit…

Shaya, yep, ça ne m'étonnerait guère qu'ils aient le même léger problème. En tout cas les deux ont eu les cornes, même si Napoléon était le seul à les arborer fièrement !!