samedi 30 juin 2007

Schizo-Xui

Je m’apprêtais à ouvrir la cage aux oiseaux lorsqu’à l’intérieur de moi quelqu’un a frappé. Ça a fait comme un grand courant d’air consciencieux quand j’ai entrebâillé ma tête, et laissé entrer… Xui.

Jour J – 3
Je travaille au bord du ruisseau, à l’ouest du palais dont les tuiles vernissées dorent au soleil leur jaune impérial. Je travaille au bord du ruisseau à ma dernière création. Le bois à force de ponçages méticuleux est devenu doux comme la joue veloutée d’un enfant endormi. Je travaille au bord du ruisseau où je rince mes outils et trempe mes doigts de pieds : les bulles gigotent entre eux et l’eau riante bondit par-dessus comme un singe des montagnes.
Dans quelques jours je gravirai les marches menant au palais et sous le regard des gardes, la main sur le pushou en serpent de mer, je pousserai solennellement la lourde porte, m’avancerai dans la salle aux murs de fleurs vernies, et comme dans une clairière au beau milieu des colonnes dorées je continuerai vers le trône, m’agenouillerai devant l’empereur, et lui offrirai la tête baissée son nouveau jouet.
Depuis huit ans je suis le créateur de jouets de l’empereur. Depuis sa naissance je mets ma créativité à son service, comme je la mettais avant au service de son père. Depuis ses plus tendres années ma seule mission est de le divertir. Si ce n’est pas la plus jolie mission du monde, d’offrir du bonheur à un enfant !
Je me souviens de tous, absolument tous les jouets que j’ai créés pour Cheng. Six par année, c’est la règle. En huit ans, quarante-huit ; mais c’est comme s’ils étaient plus de cent. Et je me souviens de tous, du plus petit au plus gros, du plus poétique au plus didactique, du plus précieux au plus ordinaire. J’ai mes préférés bien sûr, parmi tous ces petits bouts de moi...
Comme la machine en nacre qui fait de petits nuages de toutes les formes imaginables, en lapin, en poule, en dragon... et qui devait l’aider à rêver, à s’évader, comme si, en tailleur dans son trône, il était le magicien du ciel.
Comme la fleur de jade qui ne s'ouvrait que lorsqu’on lui disait quelque chose de vrai, pour lui apprendre la valeur de l’honnêteté.
Comme la poupée qui se réchauffait soudain au contact de l’eau salée. Comme le petit vélo qui chantait lorsque l’on pédalait. Comme le xylophone à parfums ou la couveuse à cocons de monarques.
Tous je les ai conçus des jours durant, dessinés des nuits entières, créés pendant des mois, puis polis, testés, réagencés, caressés, aimés.
Tous. Pour le bonheur de l’empereur. Parce que le sourire d’un enfant est la plus belle des récompenses.

Et depuis huit ans aussi je récupère de temps à autre des morceaux de mes joujoux par ci par là, qui fracassés sur un bixi, qui écrasés, qui brûlés, qui désossés à petite main nue.
La petite poupée qui le réconfortait quand il pleurait. Le xylophone qui recréait le parfum de sa défunte mère au son de do-ré-mi. Tous, un jour ou l’autre, cassés. Plus aucun papillon qui ne sort de la boîte pour s’envoler vers la vie en beauté éphémère.
Ah, les enfants sont si maladroits. Ah mais c'est tellement joli aussi d'être un enfant, on passe si vite d'une chose à une autre. Alors je récupère les morceaux, et puis c’est tout, c’est la vie. Et suis heureux malgré moi en imaginant que mes créations auront rempli leur mission et le coeur de l’empereur de joie.

Mais dans quelques jours ce sera différent. J’en trépigne d’impatience. Je m’inclinerai devant lui, genou à terre, et le parquet ciré que je regarderai reflètera pour qui veut bien le voir un de mes plus beaux sourires. Car je lui offrirai le jouet le plus merveilleux qui soit. Probablement le seul qui existe au monde. L’aboutissement de toute ma vie. Ma plus belle réussite. Dédiée à son plus grand bonheur.
J’essuie sur la mousse mes pieds que l’eau du ruisseau a rendus gourds et pose tout en enfilant mes chaussures de toile un regard redevable à cette nature qui ne cesse de m’inspirer. Ploc-ploc, fait le ruisseau.

Jour J
L’Empereur saisit son nouveau jouet. Il le regarde avec plaisir et me demande de sa petite voix flûtée :
- Qu’est-ce que c’est, Xui ? Un casse-tête ?
- C’est bien plus qu’un jouet, votre Majesté.
- Qu’est-ce alors ?
- Quand vous trouverez la solution du casse-tête, vous ne serez plus jamais triste votre Majesté. Ce jouet-là vous apportera le bonheur éternel.
- Voilà qui est intéressant Xui, et il me sourit avec malice.
Et je me suis retiré.
Quelques minutes plus tard alors que je descendais les marches du palais en me disant que grâce à moi Cheng serait l’enfant puis l’homme le plus heureux du monde, deux gardes m’attrapèrent.
- L’empereur veut te voir, Xui.

Les yeux de l’enfant étaient haineux. Son visage furibond. Ses poings tant serrés qu’ils en étaient bleus. Mon jouet gisait au pied du trône, sous la sandale pourpre de Cheng.
- Xui, ce jouet est incassable, dit-il la voix en couperet.
- Bien sûr votre Majesté, répondis-je. Je l’ai conçu ainsi. De peur qu’il ne se brise avant que vous ayez accédé au bonheur éternel.
Alors l’enfant empereur a rugi à ses gardes sans cesser de me fixer:
- Emmenez-le. Et demain aux premières lueurs du jour, tuez-le.
- Pourquoi ? ai-je osé demander.
Il a bien réfléchi avant de me donner sa réponse :
- Parce que.

Ce parce que là n’était pas celui d’un enfant mais celui d’un empereur.
Les gardes qui me tenaient les bras baissaient les yeux. Ils devaient bien savoir eux, qu’aucun de mes jouets n’avait assez vécu pour accomplir sa mission, et que l’enfant empereur les avait tous cassés avant même de les avoir essayés.
Ça me fait toujours sourire, de voir où les notions de puissance et de pouvoir se logent.

Mon successeur a sans doute déjà été désigné. Il commencera probablement demain. Peut-être travaillera-t-il lui aussi au bord du ruisseau. Peut-être y verra-t-il passer ma tête coupée. Des bulles d’air qui gigoteront autour et des petits jets d’eau qui bondiront comme des singes des montagnes. Et les ploc-ploc du ruisseau.

14 commentaires:

Madame Poppins a dit…

Et un jour, au-delà de l'ordre donné, de la puissance éprouvée, viendra l'heure, que dis-je, la minute du regret.... on ne détruit pas impunément quelqu'un qui fabrique du rêve et du jeu !

Anonyme a dit…

Le pouvoir, c'est avoir les moyens de détruire. Quelle offense pour cet empereur de se voir retirer cette possibilité ! Quelle vexation pour tous ces adeptes du pouvoir quand ils se retrouvent face à quelque chose qu'ils ne peuvent abattre !

Daniel Paillé a dit…

Je m'incline devant ce texte.. ploc-ploc!
Bize

Anonyme a dit…

"Quand j'y pense, quel petit con ce gosse, quand même... Mais c'est ma faute, aussi, j'aurais dû lui acheter une Nintendo mais j'ai hésité au dernier moment.

Enfin, bon, encore un texte suberbe. Merci d'avoir raconté mon histoire avec ton talent et ton imagination si poétique (même s'il y a une légère inexactitude puisque le jouet que je lui ai fabriqué n'était pas en bois, sinon il n'aurait pas été indestructible... Non, en fait, je l'avais fait dans un très joli alliage à base de titane recouvert de résine polyacétalique ignifugée si tu veux tout savoir. Moi, j'dis ça, j'dis rien; d'façons chuis mort)."

OMO-ERECTUS a dit…

Il y a des textes qu'on lit, et d'autres qu'on aurait voulu écrire. Celui-ci est définitivement de cette dernière catégorie.

Anonyme a dit…

Oooh s'il-te-plaît Xui, moi aussi je voudrais une machine en nacre qui fait de petits nuages de toutes les formes imaginables...
J'en prendrai très très soin, promis. Je ne casse jamais rien, et surtout pas les jolis cadeaux. En plus je suis même pas empereur, alors !

Schizozote a dit…

Madame Poppins, j'espère bien ! ce qui est sûr c'est qu'il y en a qui se constituent un bien sale karma ! Et pis après c'est les autres qui font l'ménage...

Stv, c'est bien vrai. Pourtant ça pourrait être avoir le pouvoir de faire de belles et grandes choses... mais le pouvoir maintenant de plus en plus, c'est juste faire ce qu'on veut.

Daniel Paillé non non, t'inclines pas j'ai pas lavé par terre, flic floc berk :)

Xui, merci et oups oui pardon, j'aurais dû préciser tu as raison... "un jouet incassable en bois de titane, un résineux poli assez talique"... Et sinon euh, ça boume par chez toi ?

Omo-erectus, ça me touche beaucoup, un grand merci.
(Et dieu sait combien j'aime être touchée. Tiens ça me fait penser qu'à part par mon chat, faut avouer qu'en ce moment, question toucher, les temps sont durs ;))) c'était la parenthèse "rien à voir avec le chmilblick")

Je rêve, mais tu n'a pas besoin de Xui pour ça, tu as déjà tout dans ton pseudo ! Je suis sûre que tu es très précautionneuse mais ce serait quand-même intéressant de poser la question à tes élèves : "La maitresse est-elle sage ?" À mon avis les réponses seraient rigolotes :)

Anonyme a dit…

Je me régale à chacun de mes nombreux passages. Merci.

Anonyme a dit…

Ha ha, tiens en voilà une idée... Je pose la question jeudi. Mais à mon avis... certains vont dire que non, plutôt ! (ils vont dire "fofolle", je pense...)
Enfin je sais pas... (tu me poses question là ! comment me voient-ils ???)

Anonyme a dit…

Le xylophone à parfums... quelle belle invention ! De la musique odorante, c'est magique comme idée ! Ca me rend triste de savoir qu'il l'a brisé... tu veux pas m'en faire un dis ?

Schizozote a dit…

Miette de savane, tant mieux tant mieux, et en plus je sais que tu sais qu'après avoir bien mangé, bouger, c'est la santé ;)

Je rêve, j'attends la/les réponses avec impatience !!!

La fée, hé hé, d'ac', mais je te dis pas ce que j'ai planqué comme odeur sous le fa !! surprise ! :)

Madame Poppins a dit…

Je... comment dire... je n'ai pas trouvé comment t'écrire autrement qu'en commentaire : le lien que t'as mis sur "petites histoires en vol", il ne fonctionne pas (y a double http) et c'est dommage, le blog est super...

Désolée du détournement scandaleux.... je prends mon manteau et je sors !

Schizozote a dit…

OUPS, le joli muret de la fée en plus ! Merci Madame Poppins, a yé, ça marche maintenant !

CarrieB a dit…

Pouvoir et destruction ont malheureusement toujours été intimement liés, à croire qu'il est impossible de gouverner ou décider sans écraser.
Mais avec de l'espoir, on peut toujours y croire, non?