mardi 19 juin 2007

Schizo-Benjamin

Je m’apprêtais à ouvrir un annuaire téléphonique lorsqu’à l’intérieur de moi quelqu’un a frappé. Ça a fait comme un grand courant d’air talqué quand j’ai entrebâillé ma tête, et laissé entrer… Benjamin.

Je suis né il y a exactement vingt-et-une semaines et trois heures.
Je le sais parce que ça commence aujourd’hui. Parce que ça commence toujours à la vingt-et-unième semaine, et pile trois heures. Toujours. Depuis la nuit des temps. Dans une grotte ou dans un couffin de roseaux, dans un linge râpeux ou dans de la soie, dans un lit douillet ou dans le froid, seul ou dans des bras : pour chaque bébé, ça commence là.
Pour se finir... cela dépend de chacun. Le premier mot intelligible prononcé correspond à la fin à la mission, et par là même à son souvenir. Parfois les enfants se mettent à parler très tard : c’est qu’ils n’ont pas encore trouvé. Qu’ils cherchent encore. Qu’ils s’interrogent.
Chaque bébé a une réponse à trouver.
La mienne est de déterminer le poids des larmes.
Et en cela, sa valeur.

Une larme de joie a-t-elle plus de valeur qu’une larme d’impuissance. Un déluge de rage vaut-il moins qu’une pluie de rire. Combien pèsent les larmes que les humains versent lorsqu’ils dorment, sans même s’en rendre compte le matin, en attribuant à la fatigue les cernes qui leur pochent les yeux plus qu’aux lits creusés dans leur peau par des rivières salées. Y’a-t-il moins de sel dans une larme de souffrance que dans une de crocodile. La larme qu’on retient pèse-t-elle plus lourd que celle qu’on force.
Certaines allègent-elles plus le coeur que d’autres.
Je continuerai à gazouiller pendant des mois et des années s’il le faut. Je ne parlerai que lorsque je saurai.

Myriam la fille de la voisine a un an et onze mois et ne dit toujours pas un mot. Depuis seize mois et une semaine elle doit déterminer si les soucis se dissipent pour ceux qui le méritent. Ce que c’est qu’un souci. Et ce qu’est le mérite.
Moi je n’ai que des larmes à peser ; ça ne devrait pas être si compliqué.

J’ai commencé par regarder. Le vieil homme tout courbé dans la cage d’escalier, celui qui habite sous les combles : la source de ses larmes est tarie. C’est fini, il n’en a plus, comme si elles étaient comptées, un patrimoine de départ et puis c’est tout. Et dans son grand désert le soleil est tant de plomb que cet homme tout ridé dans son pardessus recousu ne peut plus lever la tête et fixe les marches qui ne le mènent nulle part. Je dévisage ma maman qui regarde la photo de mon père tous les soirs, qui en caresse le verre froid, qui pleure en silence et sourit à travers cette pluie en me regardant. Je me tourne vers ma grand-mère qui pleure quand on la quitte et repense à son fils. Son petit de trois ans, mais c’était la guerre. Il faisait froid dans les Flandres. Et la grippe était sans appel. Elle pleure sans pleurer. Comme un réflexe. Avant de se lever pour préparer des frites, qu’elle mange avec un steak.
Je vois cette fille qui pleure de rire dans le bus en se dandinant, faisant des claquettes sur cet instant, avec son amie qui rit aussi spasmodiquement comme pour l’éternité, puis elles descendent du bus.
Et plus je regarde les gens et plus l’humanité frappe à ma porte : tous, loin, près, en toutes circonstances, je les vois, je les entends, je les ressens pleurer ça m’emplit pendant mon sommeil ça me hante lorsque je bois au biberon j’y pense sans cesse je veux la solution.
Mais les mois passent. Je n’ai pas de balance . Je ne peux pas peser la différence.
Il semblerait bien que jamais je ne parle.
C’est pourtant simple : la masse d’une personne avant de pleurer et la masse d’une personne après. C’est mathématique. Et la différence entre une larme de telle nature et une de telle autre me permettra de faire une échelle de valeur.
C’est le chat qui m’a donné la solution, et elle était bien différente de celle que j’aurais imaginée : il s’est lové contre moi dans mon berceau en ronronnant. Je lui ai demandé s’il pleurait de temps à autres. Il m’a répondu non, les animaux ne pleurent pas. Pourquoi ?, ai-je demandé. Parce que nous n’avons pas d’autres buts que de vivre. En cela nous n’avons qu’à attendre que les jours passent.

Alors j’ai tout compris. Les larmes ne sont qu’un trop plein de vie. Elles pèsent pour chacun l’exact poids de ce trop plein. Aucune n’a plus de valeur qu’une autre : elles sont des petits bouts de coeur, d’espoir, de douleur, de bonheur qu’on disperse pour faire un peu de place et en accueillir d’autres. Elles sont le futur de chacun. Et chacun y met autant de poids qu'il en a besoin pour continuer.

J’aimerais pouvoir dire à ma maman tout ça, et pourquoi aussi les bébés pleurent parfois sans qu’on sache pourquoi : ils ont mangé , ils sont changés, mais ils pleurent parfois sans s’arrêter. C’est parce qu’ils cherchent une solution. Une réponse. Qu’ils ont une mission. Et qu’elle est importante. Alors ils cherchent en eux. Et pleurent pour faire de la place à la suite.
Mais les souvenirs commencent à s’effacer.
Bonne chance Myriam.
C’est flou dans ma tête.
Maman s’approche et je dis : « Chat !».

16 commentaires:

Madame Poppins a dit…

Et je suis sûre que maman répondra "oh, bravo mon amour" ! Et qu'elle aura plein de larmes dans les yeux, de bonheur, de fierté !

C'est (une fois de plus) très beau ! Merci,

Anonyme a dit…

C'est très très beau comme explications, et pour les missions bébés, et pour les larmes...
Waouh.
Comme ça maintenant je sais. Merci à toi !

Anonyme a dit…

Ce le genre de texte que je déteste. Parce qu'il est tellement bon que j'ai plus qu'à aller me pendre avec ma cravate...

Anonyme a dit…

Merci encore une fois pour ces bouts de vie, pour ce trop-plein que tu nous offres par petites touches...
Comme j'aime que tes doigts frappent le clavier plutôt que tes larmes.

CarrieB a dit…

C'est très joli, très très.
J'avais entendu effectivement cette légende disant que les enfants naissent avec le savoir absolu, mais que l'éducation et les limites du langage le leur font restreindre au minimum vital.
Et si c'était vrai?

Anonyme a dit…

Voilà, tout est dit !
Magistrale plume, comme j'aimerai te ranger dans les rayons de ma Biblicoquète et dire aux lecteurs ...
"Stel, la dernière née des auteures de nouvelles, magistrale plume, allez y regalez vous "

Daniel Paillé a dit…

Très beau texte... et moi qui croyais que STV écrivait bien... j'espère que sa cravate est solide!
Bize

Schizozote a dit…

Ouh ben merci à vous tous :))))

Madame Poppins, ouiiii ! rien de tel que les premiers mots ! J'ai écrit ce texte en pensant à ma meilleure amie qui m'envoie par mail les gazouillis de son petit bonhomme, déjà qu'ils sont absolument admirables, alors la suite ...! :)

Je rêve : attends attends, si tu veux je t'explique pourquoi les chats ronronnent et pourquoi les kermesses c'est rigolo ;)

STV: Pfff, ça ne vaut pas le coup de perdre trois heures à tenter de nouer ta cravate. En plus, le noeud de pendu, c'est carrément plus dur...

Arpenteur, le trop-plein, j'ai décidé de l'utiliser au lieu de le gâcher... Ton message me touche trop plein !

Carrie, who knows ? J'ai déjà lu (honte à moi, je ne sais plus où) cette légende de l'ange qui pose son doigt sur la bouche du bébé juste à l'instant de sa naissance pour lui dire "chuuut, tais-toi l'omniscient". Pour qu'il ne révèle pas trop de secrets. D'où le petit creux au-dessus de nos lèvres...

La fée : je voudrais tant faire partie de ta biblicoquète, au rayon où personne ne va pour choisir un livre : celui des amoureux... ils s'embrasseraient, peut-être se caresseraient-ils... une jupe qui se remonte, une main sur une jaretelle... ouhh, frissons !

Daniel Paillé : STV ne sait même pas faire des noeuds de cravates, c'est dire !!! ;)

Anonyme a dit…

Je ne maîtrise pas la cravate mais je suis un maître des nouilles : pour se pendre c'est pas plus facile, mais au moins j'encaisse vos sarcasmes le ventre plein !
;)

Schizozote a dit…

STV, y'a pas de sarcasme, que de l'amouuuur. Je suis tombée amoureuse de ta vie du futur et de tes textes et commentaires il y a bien longtemps... Mais j'ai lu quelquepart que tu ne savais pas nouer une cravate !

Schizozote a dit…

Ps :STV, il n'y avait sans doute pas de smileys assez longs pour dire ce que j'avais à dire par écrit.... Tu avais raison ! :)

Anonyme a dit…

J'ai toujours raison.
...
Ah, non, merde, déjà en disant ça, j'ai tort...

(STV, tu fais chier, tu peux pas dire simplement "merci" à la demoiselle au lieu de sortir une grosse connerie, non ? ;)

Anonyme a dit…

Comme c'est beau... MErci merci merci. As usual.

zelia a dit…

Peut être que ces "petits bouts de coeur, d'espoir, de douleur, de bonheur"que tu nous donnes à lire, ce sont des larmes sublimées qui glissent sur nos lecteurs d'émotion...merci de transformer tes"trop-plein" en véritables cadeaux de partage. zelia

Anonyme a dit…

Superbe.
En pleurant d'émotion lors d'un mariage, je me demandais moi aussi pourquoi on pleure.
Et pendant tout le temps qu'a duré mon interrogation, je suis restée muette.

Schizozote a dit…

Miette de savane, merci merci à toi d'être venue :)

Zélia, je suis ravie de les partager...

Shaya, tu as donc encore ton âme d'enfant... ;)