vendredi 27 juillet 2007

Shizo-Alicia

Je m’apprêtais à ouvrir une huître lorsqu’à l’intérieur de moi quelqu’un a frappé. Ça a fait comme un grand courant d’air résigné quand j’ai entrebâillé ma tête et laissé entrer... Alicia.

Le plus grand génocide jamais vu.
Éradiquer une espèce entière et faire valdinguer plus de trois millions d’années d’évolution.
Sans que personne ne s’en rende compte.

L’écho de ces trois phrases ricochait sans fin sur les parois de mon esprit morne, et tandis que Rob mettait une touche finale à la machine (il a toujours été maniaque, à recompter dix fois les additions au restaurant, à remonter quatre à quatre les marches de l’escalier trois fois pour être sûr que la porte était bien fermée, à plonger sa main deux fois dans la boîte aux lettres pour se convaincre que l’enveloppe était correctement rentrée, un maniaque Rob, mais ça n’a jamais autant valu le coup qu’aujourd’hui), je regardais sans larmes un reportage de la chaîne AGIR : devant les dix derniers hectares de la forêt amazonienne une foule s’amassait.

Des bébés trop jeunes pour comprendre qu’il leur faudrait ad vitam eternam porter un masque pour pouvoir respirer ; finies les enlaçades spontanées, oubliés les premiers baisers comme quand il suffisait que deux bouches se rapprochent pour faire suffoquer deux cœurs.
Des femmes trop mûres pour oublier le temps d’avant ; terminés les espoirs et les rêves d’antan, toutes avec la certitude qui troue le cœur d’avoir fait la pire chose en faisant un enfant.
Des hommes venus du monde entier la rage au poing et la souffrance à fleur de poil ; vain l’espoir qu’une bataille pourrait faire changer le monde, et leurs mains qui se rentrent en pleurs dans leurs poches.
Tous impuissants. Petits et grands. À regarder l’un des derniers symboles d’une humanité responsable foutre le camp. Et à ressentir toute l’irrévocable tristesse de leurs frères, l’échine courbée, qui attaquent à la tronçonneuse les derniers arbres.
Tous ressentant au tréfond de leur âme cette grande maladie de la civilisation, les uns les yeux au sol comme s’ils attendaient un miracle de la planète, les autres les yeux aux ciel comme s’ils n’attendaient plus rien de l’Homme.
Et les bébés qui pleurent. Parce qu’ils ont faim. Ou souillé leur couche.

Rob vérifiait une dernière fois la machine. J’ai éteint le téléviseur comme on éteint un mauvais rêve. Et me suis endormie d’un sommeil lourd parce que c’était le dernier.

En partant le lendemain alors que la machine s’élevait dans le salon, j’ignorais dans le hublot la photo de mes parents dans un cadre vieilli, le bouquet de roses qui commençait à fâner comme quand on dit aurevoir juste pour nous préparer, un pétale par-ci, un par là, pour nous habituer, pour que ce soit plus doux peut-être, ma bibliothèque où des siècles de pensée, d’analyse, de société, s’étalaient sur les étagères comme dans un hamam de vérité.
Non, le seul hublot, c’était les yeux de Rob. Et la certitude d’avoir fait le bon choix.

Quand nous sommes arrivés quelques trois millions d’années avant, j’ai comme eu la nausée. Un groupe d’Homo Habilis hurlait à l’atterrissage de la machine : trop d’étincelles, de fumée et d’odeurs inconnues.
Les femmes protégeaient leurs petits, les hommes hurlaient des sons gutturaux pour protéger leur clan, et à l’écart un adolescent nous regardait avec amusement, une main sur une plante, presqu’avec tendresse, pour la prévenir du vent de la machine qui aurait pu la déraciner.

Et Rob a commencé.
Il a ouvert la fiole.
Le gaz s’est répandu.
Sans que personne ne s’en aperçoive.
Un gaz qui rendait toutes les femmes, fillettes, nouvelles-nées, et même fœtus, stériles.
Et ma respiration restait la même, derrière le hublot. Calme comme un sommeil sans fin. À vivre aux premières loges la toute fin de l’humanité. Sans que quiconque à part Rob et moi ne s’en aperçoive. Il était là le plan grandiose. Mettre un terme. Annuler tout et on repart à zéro. L'humain en moins.
Nous sommes allés de clans en clans, de grottes en grottes, de plaines en plaines, de montagnes en montagnes, traquant pour une chasse sans souffrance les premiers hommes. Rob ouvrant à chaque fois une autre fiole.
Moi ouvrant à chaque fois les mêmes yeux sans détresse.
Un génocide sans fin. Le génocide du genre humain.


Puis ça a été l’heure du dernier clan. Et j’ai regardé Rob et lui ai demandé de sortir de la machine.
« Pourquoi ? »
« Parce que je veux être avec ma famille. » Oui j’ai répondu « ma famille », comme ça, pour rien, juste parce que c’était la fin.

Il a aquiécé avec une once de tristesse, et a remonté le masque à gaz sur mon nez.
« Pourquoi ? », ai-je lancé à mon tour laconiquement, « ton gaz n’est pas mortel ». Et j’ai rit. De l’insolence pathétique de la situation. Parce que dans une toute petite fiole grande comme mon petit doigt se trouvait la fin de l’humanité. Certes la fin du pire, mais probablement aussi la fin du meilleur. Question de balance : le pire accède toujours au pouvoir; le bon se bat, mais c'est le pire qui gagne. Parce que lorsque le bon n'a à gagner que le meilleur, le pire sort griffes et ongles pour ne rien perdre, de ses acquis criant victoire sur un charnier de conscience.

Et tout ça m’a donné envie de vomir. Une nausée comme on peut en avoir quand on regarde une vie qu’on a gâchée. Les hauts le cœur que seules les décisions irrévocables peuvent donner. Et le malaise qu’offre le pouvoir de s’y autoriser.
Et puis c'est passé.

Et sous mon masque à gaz de loin
j’ai regardé le clan. Tout au fait de ce qu’on nomme la préhistoire, en plein dans la survie, et aussi dans toutes les petites histoires de la vie. La femme Homo Habilis donnant le sein en carressant la tête de son petit, les yeux anxieux sur l’orée de la forêt, attentive au danger, prompte à la réaction et la main sur une pierre coupante. Les paumes ocres de ce membre du clan, sortant de la grotte et se frottant les mains dans l’herbe pour en enlever les pigments qui eux resteront à jamais, du moins jusqu’à mon ancien temps, les prémices d’un langage. L’aube d’une société. La naissance de l’écrit. La transmission d’un savoir. D’une sagesse. Et plus loin une femme, sans qu'aucun membre du clan n'y prête la moindre intention, s'échinait à recouvrir de terre un corps, à un endroit qu'elle pourra retrouver si elle en a envie, un jour.

Et la fiole était vide. Et Rob l’a jétée contre un rocher.
Il a mis le feu à la machine. Un grand brasier qui a apeuré le clan tout entier.
Puis il m’a tendu la capsule de cyanure avancé qu’on a développé en l’an 2230, avec un genre de LSD en plus, et l’on meurt comme si c’était le plus beau moment de notre vie.

Elle a craqué sous ses dents.
Et je l’ai regardé dans les yeux lorsqu'ils se sont révulsés. Partis ailleurs. Et j’ai carressé mon ventre.

J’ai de nouveau eu la nausée.
J’espère que ce sera une fille.
Ma main a lâché la capsule, qui a roulé sur la terre.

Longtemps j'aurai en mémoire le regard de Rob, et cet éclat qui disait... je comprends, tant mieux.
Quelques brins d'herbes dansant au gré du vent plus tard, dos au corps de mon mari, une femme s'est approchée. Si doucement que je ne l'ai pas entendue.
Elle a posé sa main sur la mienne. Et juste comme ça, on a attendu.

7 commentaires:

Madame Poppins a dit…

Oui, ça sera une fille et elle racontera des histoires à ses enfants à elle, plus tard, comme toutes les mamans : celle de l'humanité, jalonnée de petites et de grandes lâchetés, celle des êtres humains, parsemées de force et de courage, celle des gens, qui aiment parfois trop et mal mais qui ont aussi parfois une grandeur exceptionnelle et qui font des dons incroyables : la vie !

OMO-ERECTUS a dit…

"Assassins! Bourreaux! Braconniers intemporels!", que je me suis dit. Pour des raisons évidentes, je me suis un peu retrouvé dans cette histoire. La grotte, les tribus. Ma tribu!

Mais moi aussi, tout comme Madame Poppins, j'ai foi en l'humanité, convaincu que des deux plateaux que tient aveuglément Thémis, celui qui supporte le bien est bien plus lourd que celui du mal.

Anonyme a dit…

Serait-ce cela la solution (finale) idéale ?
L'Homme a fait de grandes découvertes pour le bien de l'Humanité et certains hommes les ont détournées.
L'Homme est bon mais ce qui lui fait défaut, c'est d'avoir oublié cette part animale qui s'appelle l'instinct. Qu'il soit de conservation ou de reproduction, son intelligence le mène, malheureusement, à sa propre perte...

Anonyme a dit…

brrrrr, j'ai le corps parcouru de frissons ma belle, ton histoire me laisse un goût amer... 'tin j'ai quoi de coincé entre les dents là ?

Anonyme a dit…

C'est un cauchemar éveillé que je fais souvent.

Reste à essayer de rayer ces mauvais rêves de la liste des possibles...

Schizozote a dit…

Madame Poppins, oui, je crois bien que ce sera une fille... Ce serait rigolo d'imaginer comment seraient les enfants qu'elle aurait avec un homme préhistorique ! Et la nouvelle évoltion du langage, et l'évolution tout court avec un spécimen adulte d'homo sapiens sapiens dans une tribu d'il y a quelques millions d'années...

Omo-erectus, ah tu sais, je ne contrôle pas les gens qui frappent à ma porte ! ;) désolée pour tes pairs, et oui pour la balance du bien et du mal (même si parfois le mal comme une épidémie semble sacrément se propager...)

Plum', malheureusement ou heureusement, nous ne serons plus là pour voir la destinée de l'humanité...

Féekabossée, fais-voir!? Meuh non, t'as rien d'coincé !

Hsn, j'espère que tu trouves le temps de faire de jois rêves pendant ton sommeil ;)

Anonyme a dit…

Une vraie bonne nouvelle de science-fiction.